Le roman «Kaveena» de Boubacar Boris Diop, écrit à Tunis, en septembre 2005, met à l’index la dictature, mais également l’hypocrisie des dictateurs, et l’ingérence injustifiée des anciens colonisateurs. Un mélange détonnant qui a détruit notre continent !
«Eh bien dis-toi ceci, colonel : presque tout ce que tu as vu et lu à Jinkoré était faux. Même dans l’autre monde, cet homme a continué à nous mentir». C’est l’une des phrases les plus fortes du roman de Boubacar Boris Diop «Kaveena». Et pour cause… Elle rappelle, quelque part, que les dictateurs ne sont ni plus ni moins que des menteurs même après la mort car ils laissent leur version de la situation sans aucune autre explication, puisqu’ils sont passés de vie à trépas. Nous ne serons jamais la (vraie) vérité !
Le roman s’ouvre sur la découverte du corps de l’ancien dictateur de Maren, N’Zo Nikiema, par le colonel Asante Kroma, chef de la police. S’ensuit alors une narration en flash-back aussi bien de la part de N’Zo Nikiema, à travers les lettres qu’il a laissées à Mumbi Awele, sa maîtresse et mère de Kaveena, une gamine violée et tuée, que de Kroma, qui, deux ans après la découverte du corps, se remémore les faits et narre la vie de N’Zo Nikiema, et son «amitié» destructrice avec le Français Pierre Castaneda. Cependant, il y a un troisième narrateur, Kroma (non ce n’est pas une erreur). En effet, dans de nombreuses parties de ce livre, qui commence comme un roman policier, mais qui analyse finement la dictature et la personne du dictateur, Boubacar Boris Diop a fait en sorte que le lecteur suive l’histoire comme si Kroma avait assisté à la déchéance physique de N’Zo Nikiema dans la maison-refuge de Jinkoré. En fait, le colonel ne fait que supposer d’après les éléments qu’il a sous la main tel un enquêteur. D’ailleurs, l’auteur fait dire à son personnage : «J’ai eu envie de reprendre toute cette histoire depuis le début. Encore fallait-il savoir lequel. Je veux dire : quel début ? Et peut-être même : quelle histoire ?».
Des responsabilités
«Comme on dit chez nous, la langue et les dents vivent ensemble dans la bouche, mais cela ne les empêche pas de se disputer parfois». C’est ainsi que N’Zo Nikiema explique, à un journaliste, les petits accrochages qu’il a eus avec Pierre Castaneda, son «co-président». Ce n’est qu’une façade, alors qu’en fait le problème et le malaise sont beaucoup plus profonds que cela. Il faut sauver les apparences pour garder un semblant de démocratie. Mais derrière ce masque de fraternité entre un Noir et un Blanc, il y a une sorte de guerre pour le pouvoir. Boubacar Boris Diop a voulu mettre ainsi l’accent sur les responsabilités communes de la situation que connaît l’Afrique. Nombre d’Africains remettent tout sur les colonisateurs. La colonisation a bon dos quand il s’agit d’avoir un fautif. Mais si le continent africain se retrouve dans sa situation actuelle, ce n’est pas uniquement à causé des colonisateurs mais également des Africains eux-mêmes ! La faute aux fauteurs et ils sont nombreux aussi bien d’un côté que de l’autre.
«Nous sommes tous des crapules»
Le meurtre de Kaveena, sur lequel repose toute l’intrigue du roman, ne serait-il pas finalement le symbole de cette Afrique violée et tuée, comme l’a été la petite fille ? Un crime que se rejettent les différentes parties ayant des privilèges sur le continent au gré de leurs intérêts : les colonisateurs et les colonisés ? D’ailleurs, l’auteur fait dire au personnage de N’Zo Nikiema : «Kaveena, ce n’était pas moi. Je n’ai pas tué ta fille. (…) Oui, j’ai étouffé l’affaire Kaveena. Ça ne me coûte rien de te l’avouer, à présent. Ce que j’ai appris en politique, c’est qu’en fin de compte, seuls vos pires ennemis peuvent réellement vous comprendre. D’ailleurs ce sont souvent les seuls avec qui on ait des souvenirs communs et des émotions en partage, en hommes du même monde, loin des braillements des militants. Les gens ordinaires comme toi, vous vous imaginez naïvement qu’il y a des bons et de méchants. Vous allez la nuit au lit et vous vous réveillez le matin avec cette idée que tel régime tue et torture et que les autres en face veulent mettre fin à ces horreurs. Eh bien, sache ceci : les autres en face, ils veulent mettre fin au régime, ça oui, mais pas au fait qu’on tue des gens et tout ça. Ils campent dans des postures nobles, eux-mêmes finissent pas croire qu’ils sont peinés par je ne sais quelle grave violation des droits de l’Homme et si jamais vous faites des complexes, vous êtes perdus. Nous sommes tous des crapules et nous le savons». Dans ce passage, l’auteur met le doigt sur la connivence de plusieurs parties même ennemies. Mais en même temps, il met à l’index l’ingérence des personnes (nations) bien pensantes.
Une odeur de jasmin
Boubacar Boris Diop a mis également en exergue le phénomène du retournement de veste de la part de la population et leur manipulation. D’ailleurs, il écrit : «Quand la populace hurle ainsi sa joie, c’est que des gens ont payé. On ne les voit jamais. Ils sont assis dans leur salon et ils attendent. Quand la fête est finie, ils raflent la mise et ça repart comme avant».
D’ailleurs, ceci aurait très bien pu s’appliquer à n’importe quel pays, comme, par exemple la Tunisie aussi bien sous l’ère Ben Ali, durant laquelle chaque manifestation de liesse envers ce dernier était payée monnaie sonnante et trébuchante, qu’actuellement. Les gens, notamment les jeunes, manifestent pour un oui ou pour un non, à croire qu’ils sont, également, payés monnaie sonnante et trébuchante pour le faire.
L’auteur fait des clins d’œil à la Tunisie en y faisant référence dans certains passages : «Et là, il faut que je raconte une mémorable réception à l’ambassade de Tunisie. Nikiema avait tenu à se rendre en personne à la célébration de la fête nationale de ce pays», «Et la menthe ! Et le jasmin et le laurier ! Oui, le jasmin, monsieur l’ambassadeur, permettez-moi ce clin d’œil un peu taquin, car je connais bien votre beau pays et j’ai hanté certains matins tous les recoins du marché Ariana, lieu vivant, coloré, épicé et délicieusement fruité s’il en est !», «Ses yeux rencontrèrent ceux du jeune serveur qui apportait une petite bouteille de Marwa pour Castaneda et il baissa la tête».
«Kaveena» est un roman qui surprend par sa clairvoyance et l’habileté avec laquelle l’auteur entraîne les lecteurs à travers les méandres des esprits d’un dictateur.
Zouhour HARBAOUI