C’est fou ! Et pourtant il fallait vivre l’expérience pour comprendre comment le regard d’un public peut changer l’appréhension et la compréhension d’un film.
Roland Barthes dans son livre ‘’L’obvie et l’obtus’’ (pour ceux qui souhaitent continuer la recherche 1982, Paris, Le Seuil ou voir www.cairn.info/revue-societes-2006-4-page-111.htm# ) avait relevé une 3e dimension ou 3e sens outre « le niveau informatif » et « le niveau symbolique » du film.
Il avait soutenu que le « niveau obtus » qui est de l’ordre du sensible renvoie à l’émotion. À travers ces trois niveaux, il est possible de comprendre les projections qu’élabore le spectateur au cours du film et le caractère double des images.
Une projection strass et paillette
Le 26 octobre à la Cité de la culture de Tunis, devant un parterre de personnalités, de privilégiés et de journalistes, le long-métrage ‘’Les Épouvantails’’ du réalisateur tunisien Nouri Bouzid a été projeté en ouverture de la 30e édition des Journées cinématographiques de Carthage (JCC).
Face à une audience conquise, qui venait confirmer tout le bien qu’elle avait entendu sur la réalisation qui a raflé le Prix spécial des droits de l’homme à la 76e Mostra de Venise, on a eu que des éloges.
Selon des témoignages (dignes d’objectivité), c’était du grand Art. Côté technique, le réalisateur, sans aucune prétention, a bien mené son sujet. Il amène le regard du spectateur, là où il veut qu’il se dirige.
« J’ai opté pour une caméra portée, un objectif de 85 mm, longue focale, avec à la base un éclairage naturel. Je voulais qu’on se concentre sur les visages et les corps de ces femmes pour que la camera épouse leurs convulsions, leur désarroi et qu’on sente qu’elles sont livrées à elles-mêmes », a confié Nouri Bouzid dans une interview parue dans La Quotidienne des JCC du 26 octobre.
Le traitement que la société tunisienne inflige à Zina (Nour Hajri) et Djo (Joumene Limam), deux femmes revenues de la Syrie après avoir pris fait et cause pour Daech d’une part, et Driss, un jeune homosexuel qui est humilié et déshumanisé chaque jour d’autre part, corrobore la vision et la lecture du réalisateur dans le récit de “sa part de vérité”.
« J’inclus avec ces femmes, le garçon homosexuel car lui aussi est l’incarnation d’une histoire vraie : arrêté par la police, il fut malmené et exclus de toutes les institutions. Il m’était évident que tous ces personnages ne peuvent occuper l’écran et que Zina (c’est le personnage principal) restera marginalisée… », souligne-t-il.
Du haut de ses 72 ans, il sait ce qu’il dit tout en ayant une idée objective de son milieu social et de son art, le cinéma. Nouri Bouzid s’attaque à plusieurs sujets sensibles à la fois, sans subtilité, car son combat contre le terrorisme, la situation de la femme, le machisme tunisien, est connu de tous et il compte le mener jusqu’au bout.
Au demeurant, il a usé d’euphémisme en intitulant son film « Les poupées de la peur », traduction arabe du titre « Les Épouvantails ». Ses personnages principaux effraient la société et sont rejetés en même temps. Cette symbolique est traduite par la tension qu’il crée entre Zina et son avocate (Afef Ben Mahmoud).
La représentante de la loi ne lui fait pas confiance pour avoir collaboré avec Daech, en même temps qu’elle souhaite la protéger contre la société. De son côté, Zina n’aime pas l’avocate qui ne voit son silence que comme une sournoiserie.
Zina et Djo soufrent. On a arraché à Zina son fils et Djo porte une grossesse, résultat des viols répétés qu’elle a subis. De ce fait, les titres « Djihad sexuel » ou « Viol halal », n’ auraient aucunement choqué.
Mais, Nouri Bouzid est tunisien et malgré toute la liberté qu’il se donne, il n’a pas osé ce choc.
Une projection chaleureuse
Le dimanche 27 octobre, autre lieu, autre décor, autre perception. Nous sommes à la prison civile de Mornaguia à la périphérie de Tunis. La 5e édition des JCC dans les prisons y prend son envol. Une tente est dressée pour les 800 détenus élus parmi plus de 5.000.
Cependant, les autres restés en cellule ont la possibilité de suivre la projection sur des écrans de télévision, a-t-on appris.
Toute l’équipe du film est là. Pour l’occasion, les portraits géants de Néjib Ayed à gauche de l’écran de projection et Chawki Mejri à droite, sourires aux lèvres, veillent sur la séance. Les portraits de ces icônes du cinéma tunisien décédés avant l’ouverture de cette édition des JCC, ont été confectionnés par des détenus pour leur rendre hommage.
Il fait très chaud (Projection chaleureuse). Chacun use des moyens qu’il a pour se ventiler. Bout de feuille, foulard, carnet de note, tout passe. Et pour cette 2e projection de ‘’Les Épouvantails’’, le public est spectateur et bourreau. Ici, des personnes sont incarcérées pour des crimes dénoncés dans le film : viol, violence, association avec des groupes terroristes…
Et chose impressionnante, ils ont applaudi à trois reprises. Deux réactions nous ont interpellés. Lorsque Djo se donne la mort en se jetant du vide et lorsque Zina que son père voulait tuer lui donne un coup sur la tête avec une pierre.
Ces réflexes inattendus des spectateurs de la prison ont été remarqués par le réalisateur durant une de ses prises de parole. Pourquoi ne réagissent-ils que face à des actes de violence ?
Une autre lecture s’impose. Le suicide de Djo est vécu comme une libération, une catharsis. Elle qui avait perdu l’usage de la parole après de nombreux viols qui hantaient ses pensées. Les douleurs de Djo étaient toujours fortes lorsqu’elle s’en rappelait. Et, c’est-à-dire qu’elle devait porter en son sein le fruit des viols.
Ensuite, la mort du père de Zina a été vécue par les détenus comme une délivrance de la fille (victime), contre son père (bourreau). Contre toute attente et implicitement, ils acceptaient et assumaient leur situation de prisonnier. Car il faut bien que ceux qui font du mal soient punis d’une façon ou d’une autre.
En retour, les détenus de Mornaguia qui ont eu droit à la parole, n’ont pas apprécié le regard que jette Nouri Bouzid sur l’islam surtout « devant des journalistes étrangers ». La question du viol a aussi suscité un débat houleux, lors des échanges.
Cette lecture des prisonniers qui s’en sont tenus aux différents sujets abordés sans tenir compte de la démarche esthétique du réalisateur a réactualisé des débats latents au sein de la société tunisienne.
Même sorti de prison, sur la route de retour, les journalistes ont continué le débat dans le bus. N’est-ce pas aussi là une des fonctions du cinéma ? Mettre à jour des sujets tabous pour réveiller les débats afin d’évacuer toutes les zones d’ombre ?
Pour ainsi, les JCC dans les prisons ouvrent de nouveaux espaces de débats publics. Une belle initiative à saluer et à soutenir.
Sanou A. à Tunis