Ahmad Saïd Aïssioui est professeur de français de formation, journaliste de carrière. Il a exercé dans différents médias en Tunisie. En 2012, il décide de tenter sa chance au Canada. Bien lui pris, puisqu’il a poursuivi son aventure médiatique en tant que journaliste/présentateur à Montréal avec ICI TV international, Mabi TV et Radio Medias Maghreb. Parallèlement à cela, il est professeur de Français au sein de la Commission Scolaire de Montréal. Mais c’est en tant que directeur-fondateur des Nuits de Carthage à Montréal, événement qui en est à sa seconde édition (du 13 au 21 mars) que nous avons pris attache avec lui.
Zouhour HARBAOUI : Quelle est la genèse des Nuits de Carthage à Montréal ?
Ahmad Saïd AÏSSIOUI : En 2018, j’ai fait une petite incursion dans le monde de l’événementiel en lançant Tune Easy Events (homonyme de Tunisie 🇹🇳 Events). Nous avions amené, entre autres, Zied Gharsa, Fahmi Riahi et Sabri Mosbah… Des soirées qui ont fait beaucoup de bien à la communauté tunisienne à l’époque de ce côté-ci frisquet du Globe. Puis nous nous sommes dit pourquoi ne pas articuler tout cela autour d’un projet culturel mieux structuré d’où le Festival des Nuits de Carthage à Montréal l’an dernier.
Pourquoi les Nuits de Carthage et non, par exemple, de Tunisie ?
En fait le concept du Festival demeure prioritairement d’ouvrir une brèche culturelle pour la Tunisie et de se positionner parmi la formidable mosaïque événementielle colorée qui caractérise la métropole de Montréal, la ville que j’assimile à la Tour de Babel aux mille tonalités… C’est, d’ailleurs, l’une des raisons pour lesquelles nous convions le maximum de personnalités du monde de l’Art et de la Culture ainsi que des directeurs artistiques de festivals pour un repérage futur…
Mais pourquoi se limiter en même temps à un choix restreint alors que la région du Maghreb de même que celle du bassin méditerranéen et de l’Afrique subsaharienne regorgent aussi d’un patrimoine des plus riches et des plus bigarrés ?
Les Nuits de Carthage à Montréal nous a semblé plus approprié à la philosophie et au concept originel du festival… Carthage, c’est aussi la Tunisie mais cela renvoie également aux temps glorieux de notre mère patrie qui – il fut un temps- était le minaret de la Méditerranée, culturellement entre autres.
Sur un autre registre par ailleurs, et un peu par association peut être aussi, le Festival de Carthage à Tunis n’accueille pas que des artistes locaux, mais est ouvert à toutes les formes d’arts et a toutes les disciplines qu’une scène peut contenir.
En quoi consistent ces Nuits ?
En fait et pour revenir sur la typologie du Festival, les Nuits de Carthage à Montréal est un événement épisodique qui a lieu tous les ans, au mois de mars, durant lequel l’on tente (du moins on essaye) d’apporter un petit rayon de soleil aux longs et interminables hivers d’ici… Certains piquent vers la Floride où un doux soleil plane à longueur d’année. D’autres vont plus au sud vers des paysages plus exotiques comme Cuba ou le Mexique… Et nous, à notre petite échelle, on essaye d’importer un tant soit peu la brise de notre Tunisie, non sans un brin de nostalgie, avec toute la richesse de notre patrimoine chanté, joué, interprété et même dansé.
Une façon de faire un petit pied de nez a la rugosité des éléments d’ici.
Musique, théâtre, cinéma, danse, expositions, donc, se chevauchèrent, s’entrecroisent et se relayent le temps d’une parenthèse dans le temps pour chasser la bichromie ambiante et donner des nuances bariolées a ce que nos amis canadiens appellent affectueusement La saison blanche.
Le Festival cherche aussi à impliquer le maximum de Tunisiennes et de Tunisiens autour de ce jeune produit afin de constituer un noyau dur et solide pour pour lui permettre d’aller de l’avant et de rivaliser à terme avec les plus grandes enseignes d’ici.
Nous nous sommes dotés d’une équipe extraordinaire, très professionnelle oui, mais également généreuse, passionnée et volontaire à souhait dans ce qu’elle fait.
Je pense essentiellement à la direction artistique avec Rym Ben Saïda, la direction technique avec Fakhri Ben Meriem, Vincent Egret à la barre prod et le reste de l’équipe avec N. Salhi, H. Madhkour, C. Chtioui, R. Nahdi, H. Seddik, A. Barrek, O. Zoghlami.
Quel était le programme de la première édition ?
La première édition a porté sur sept soirées à thématiques variées. Cinéma, musique, théâtre et danse chorégraphique étaient au rendez-vous. Des noms venus un peu de partout comme Raoudha Abdallah, Yasser Jradi, Ghalia Benali (venue de Belgique), Mortadha Ftiti ou encore Ahmed Mejri ont répondu présent. Samia Orosemane est aussi venue depuis Paris faire étalage de son humour si distinctif auprès de la communauté tunisienne, subsaharienne et québécoise. Le cinéma était aussi des nôtres avec le film «Papa Hédi» de Claire Ben Hassine.
Et le tourbillonnaire Rochdi Belgasmi a fait sensation avec ses rythmes endiablés et sa gestuelle corporelle colorée et invitante à souhait…
Quel sera le programme de la seconde édition ?
Pour cette deuxième édition, nous sommes partis sur un programme à trois soirées thématiques variées. D’abord parce que c’est moins lourd à gérer pour un jeune festival aux ressources encore limitées, ensuite parce que l’infrastructure financière est moins compliquée à échafauder.
Le faible nombre de la communauté tunisienne (estimée officiellement à peu près au nombre de 40 mille tunisiens clairsemés sur toute l’étendue de l’immense territoire canadien) ne permet pas non plus de produire sept grands spectacles dans un espace temporel aussi rapproché avec toute la logistique qu’il y a à déployer. C’est ainsi que le focus a été mis sur trois grandes soirées étalées sur deux week-ends et que malheureusement la programmation du théâtre et du cinéma a été ajournée à de prochaines éditions.
L’actuel calendrier portera, donc, sur une soirée inaugurale de musique populaire avec Noureddine Kahlaoui et Hedi Habbouba. Une soirée Jeunesse avec du rap à travers deux grands noms de la sphère, à savoir Samara et A.L.A. Le spectacle de clôture sera celui de la musique du monde avec Djam venu d’Algérie avec son groupe au complet et l’excellent Mounir Troudi.
Quels sont les soutiens que vous avez ?
En fait et comme mentionné plus haut, c’est un exercice bien compliqué qu’est celui d’organiser un festival à connotation tunisienne à près de 7.000 km de distance. Un Rubix doublé d’un casse tête. D’abord parce que nous sommes dépendants de certains éléments aléatoires essentiellement au niveau de l’obtention des visas (bien que nous n’ayons pas encore essuyé de refus jusqu’à cette date), et donc il faut tout mettre en place, contacter, négocier et signer les contrats avec les artistes (en payant en totalité ou partiellement leurs cachets) louer et payer les théâtres (non remboursables !), réserver et régler la facture des hôtels, etc. Et tous ces détails sont des pièces justificatives au moment de demander les visas (donc des preuves incontournables). Tout ce qui a été entrepris au départ peut tomber à l’eau sur un simple refus. Heureusement que les autorités consulaires canadiennes sont conscientes de la difficulté de la chose et qu’elles démontrent, à chaque fois, beaucoup de bonne volonté et de compréhension en matière des délais et d’aplatissement des difficultés lors de cet exercice périlleux. Nous les en remercions vivement d’ailleurs. M. l’ambassadeur de Tunisie au Canada fait tout ce qui est en son pouvoir et tout ce qui est techniquement légal pour nous rendre ces acrobaties moins scabreuses. Un clin d’œil aussi à Tunis-Air et sa représentation à Montréal qui essaie de prendre part à tous les bons coups chaque fois où l’image de la Tunisie et ses intérêts économiques, touristiques ou encore sa parure culturelle et artistique sont mis sur la table.
Ensuite vint le volet du financement qui s’opère sur deux chapitres.Le premier est celui des subventions fédérales ou provinciales canadiennes auxquels nous n’avons pas droit avant la troisième ou la quatrième édition (il faut faire ses preuves d’abord !) et quand enfin vous y avez droit et bien ça commence très modérément et d’une façon progressive, ce qui est, somme toute, normal et compréhensible. Le deuxième chapitre est celui des sponsors, et comme nous sommes une petite communauté (pas souvent entraidante et rongée par le clanisme et les allégeances partisanes il faut avouer !), les opportunités se font rares de trouver un soutien financier malgré la belle visibilité et la médiatisation qu’offre ce genre d’événements, les réelles possibilités «win/win» qui se présentent et surtout le pari culturel et civilisationnel qu’il présente.
Du côté de Tunis, l’an dernier nous avons pu bénéficier du soutien précieux du ministère des Affaires culturelles. Mais, cette année, la conjoncture était différente avec un gouvernement intérimaire au pouvoir limité et donc avec beaucoup moins de marge de manœuvre que d’ordinaire. Nous continuons néanmoins à trois semaines du coup d’envoi à pousser fort pour obtenir un coup de pouce précieux et vital pour cette édition.
Quels sont vos projets ?
Mais par delà amoncellement des difficultés et derrière l’aspect pas toujours évident des choses c’est un défi palpitant et une formidable aventure qui prend forme et tend à se perfectionner d’année en année… Les Nuits de Carthage à Montréal s’est doté d’un noyau dur : des festivaliers qui prennent peu à peu goût à la gastronomie que nous proposons, et des bénévoles et des sympathisants qui viennent fortifier et donner une plus-value certaine à ce bébé festival qui a un potentiel extraordinaire et très prometteur ; ce qui est une force considérable et un atout indéniable pour le présent, mais aussi pour les perspectives futures et l’ouverture des prochaines éditions sur d’autres cultures et d’autres communautés. Des jeunes et des moins jeunes guidés par une passion ardente et une dynamique qui fait plaisir a voir et qui augure de lendemains encourageants et radieux pour le festival et son parcours du combattant.
Propos recueillis par Zouhour HARBAOUI