Chiraz Latiri a été ministre des Affaires culturelles en Tunisie. Mais, avant cela, elle était à la tête du Centre National du Cinéma et de l’Image (CNCI). C’est dans ce cadre, qu’elle a été l’instigatrice du programme Sentoo. Dans cette interview, elle revient sur ce projet, parle de sa relation avec certains acteurs culturels africains subsahariens, de l’éducation par la Culture, et donne son regard sur les cinémas tunisien et africain,

Propos recueillis par Zouhour HARBAOUI
Farafina : Lorsque vous étiez à la tête du Centre National du Cinéma et de l’Image (CNCI/Tunisie), vous avez eu l’idée, avec d’autres personnalités du monde du cinéma africain, de créer le programme Sentoo. Allez-vous continuer à apporter votre contribution à ce projet qui prépare sa seconde édition ?
Chiraz LATIRI : Sentoo est l’un des plus beaux projets que j’ai réalisés dans mon parcours professionnel. C’est un projet qui est né à Cannes. J’étais avec des collèges d’Afrique subsaharienne. Ce jour-là, je venais de signer un accord de développement avec l’Italie. Je leur ai dit pourquoi on a toujours ce complexe de faire des choses avec le Nord et jamais nous ne sommes réunis pour faire quelque chose de fort ensemble ; un projet Sud-Sud Afrique. Tout de suite, nous avons commencé à discuter de ce projet. En deux jours, les grandes lignes ont été posées. Nous voulions préserver l’identité Sud-Sud du projet. Nous avons eu l’accord de Cinémas du Monde et de l’OIF. Ce projet est né du constat de la rareté des aides au développement destinées aux films africains. Sentoo se propose de pallier à cette carence à travers un programme de trois résidences artistiques couplé à l’attribution de bourses, spécifiquement dédiés à cette phase dont l’importance pour le devenir d’un film, n’est pas suffisamment prise en compte, ni par les producteurs de notre continent ni par les institutions chargées de soutenir la production cinématographique (dans les pays où elles existent)
La première édition de Sentoo a été une grande réussite. La deuxième édition est en cours. Malheureusement, avec la Covid-19, il y a eu un retard de démarrage de l’édition en 2020. La deuxième édition démarre en 2021. L’équipe est restée soudée. Il y a même deux nouveaux pays, la Côte d’Ivoire et le Togo, en plus de la Tunisie, du Maroc, du Burkina, du Sénégal, du Niger et du Mali, qui ont intégré le programme. Donc, nous ne sommes plus à six pays mais à huit.
Quelle est la principale originalité de Sentoo ?
La principale originalité de Sentoo est de fédérer les Centres du Cinéma d’Afrique du Nord, du Centre et de l’Ouest et toutes les institutions africaines compétentes en matière de soutien à la création cinématographique, autour d’un projet structurant commun, avec l’ambition d’impulser une dynamique nouvelle en matière de coproduction cinématographique Sud-Sud, jusqu’ici trop limitée en nombre et en qualité. En effet, Sentoo s’est révélé un formidable espace de dialogue et d’échanges, qui a offert aux responsables des Centres et Directions du Cinéma l’opportunité de découvrir leurs contraintes respectives, de partager des solutions potentielles pour les surmonter, de créer un cadre pour de futures coopérations.
Ils m’ont gardée comme présidente-fondatrice d’honneur du projet. Je les en remercie. Je continue à le soutenir. Je vais, de loin, veiller sur ce projet. Je cherche à lever des fonds pour le projet, pour soutenir les institutions partenaires. Là je suis en train de négocier une aide de la Banque Africaine de Développement.
Je suis très fière de ce projet parce qu’il y a un impact très important sur le plan du continent, et un networking très prometteur. Et, humainement, ce projet est porté par beaucoup d’engagements, beaucoup d’amour pour le continent. Je pense que cette union va faire la force du cinéma Sud-Sud et que ce projet va évoluer et grandir. Puis, pourquoi ne pas carrément créer un fonds Sentoo ?
Gardez-vous toujours des contacts avec les acteurs culturels d’autres pays africains et avez-vous d’autres projets ensemble ?
Franchement, je garde tous les contacts Les gens étaient très déçus que je quitte le ministère car ils voyaient que nous pouvions faire amorcer et évoluer plusieurs projets sur le plan africain. Nous voulions faire un méga Sentoo pour les autres secteurs de la Culture. Malheureusement, l’aventure s’est arrêtée. Après quels sont les projets futurs ? Il y a plein d’idées, mais, maintenant, avec la pandémie, on essaye de temporiser pour voir, car j’ai besoin de me déplacer ou que les autres se déplacent.
J’ai envie de mettre ma modeste expérience, que ce soit au niveau national ou africain, surtout, au profit de l’éducation et la Culture, de l’enfance à l’adolescence. Je pense que tous les pays africains, Tunisie y compris, ont besoin de cela pour absorber la violence, et, aussi, pour un objectif de réconciliation avec leurs réalités.
Dans notre expérience tunisienne, pour ceux qui ont fait l’école publique, nous avions comme matière l’éducation civile, l’éducation religieuse, et les travaux manuels. Tout cela est resté ancré et on n’oublie jamais ce que l’on apprend dans l’enfance et l’adolescence. Ce que nous n’avons pas eu c’est l’éducation culturelle, c’est-à-dire aborder la Culture dans toutes ses dimensions : de l’animation à la création artistique à la valeur ajoutée économique. De nos jours, l’enfance est confrontée à un smartphone, une tablette, la télé, etc. La présence de l’image est très forte. Comment montrer une autre image (musicale, cinématographique, etc.) et comment nous pouvons éduquer l’enfant différemment, pour développer sa conscience, son esprit, etc. Tout cela, je veux le travailler d’abord dans le cadre national, peut-être avec la société civile.
Etes-vous considérée comme une personne ressource dans le domaine du septième art ?
Je suis partagée sur cette question. Je pense que je suis une personne ressource parce que je suis une personne qui a su fédérer des générations, des courants différents. J’ai réussi à ramener des personnes qui s’exprimaient autour d’un projet unique et en petit comité. Je suis à équidistance de tout le monde. Mon esprit cartésien a permis de ramener à la réalité les rêveurs pour travailler de manière plus pragmatique. Je pense que ma principale qualité est de fédérer et, aussi, de piloter des projets. Et il faut beaucoup de pragmatisme pour piloter des projets concrets.
Je peux être une personne ressource par rapport à mon carnet d’adresses, par rapport à mes idées. Mais, sur le plan artistique, je n’ai pas un apport dans la production cinématographique. Je ne suis pas artiste, cinéaste ou critique, mais je peux toujours aider ce secteur par des fonds, des projets, par du networking, par des idées qui peuvent améliorer la situation du secteur.
A propos de cinéma, quel est votre regard sur le cinéma tunisien ?
Mon regard, et cela je le disais bien avant mon entrée au CNCI, est que le cinéma tunisien a connu une mutation extraordinaire après la révolution. La parole et la création se sont libérées. Le film d’auteur, en Tunisie, a pris une place très importante, même au niveau international. Nos films sont primés partout dans des festivals. Ils accompagnent, aussi, une nouvelle génération de cinéastes, de producteurs, qui croient et militent. Il y a des gens différents, des expressions et des narrations cinématographiques différentes, qui créent cette particularité du cinéma tunisien. Ce dernier vit une dynamique particulière, une ère florissante. Ça bouillonne. C’est quand même une période de gloire, ces dernières années. Après le coronavirus, j’espère que cela va redémarrer. J’ai eu de la chance d’être à la tête du CNCI dans une période où il y a eu autant de productions.
Et du cinéma africain ?
Mon avis sur le cinéma africain est le même. Aujourd’hui, le cinéma africain vit une période d’explosion. On a vu des films primés partout dans de grands festivals. Même par rapport au programme Sentoo, on voit une nouvelle génération qui parle autrement, qui voit le monde et le continent autrement. Je pense que cette dynamique doit continuer. Il faut qu’il ait de vrais soutiens au cinéma africain. Un soutien Sud. J’ai toujours peur des soutiens du Nord qui peuvent dénaturer ou changer l’histoire racontée par le cinéaste africain. Je pense qu’aujourd’hui cette nouvelle génération défend bien son histoire et son récit cinématographique, et s’impose par cette qualité artistique.
Il y a un respect incroyable de la part de grands critiques et cinéastes dans le monde pour le cinéma tunisien et le cinéma africain. J’espère que l’on va encore évoluer et, surtout, créer, et faire de cette industrie cinématographique une industrie pérenne qui peut engendrer une richesse pour soutenir le secteur.