Son œuvre est immense. Grandiose comme l’emblématique baobab conté dans toutes les légendes africaines. L’immense Djibril Tamsir Niane, chantre de l’oralité, père de « Soundjata ou l’épopée manding » qui réconcilie tous les jeunes lyciens africains avec leur histoire, s’est couché ce 8 mars, date de célébration de la Journée internationale des droits de la femme au pays de Léopold Sédar Senghor.
A 89 ans, l’écrivain guinéen, selon sa famille, a succombé des suites de la Covid 19 à Dakar où est installé.
Pour rendre hommage à ce grand homme, nous rafraichissons ici une conférence qu’il a animé le samedi 18 novembre 2017 à la Rotonde des arts contemporains à Abidjan-Plateau, dont nous avons été témoin.
La tradition orale et les moyens modernes
La tradition orale est d’une importance extrême en Afrique. L’Afrique Noire, particulièrement, n’a pas développé l’écriture. L’écrit a existé mais n’a pas été développé. Donc, tous ce qui est passé était transmis de génération en génération. Pour les Européens, il n’y pas eu d’histoire parce que ce n’était pas écrit. On appelle histoire, tout ce qui est fondé sur une documentation écrite.
Nous savons aujourd’hui que la tradition orale est un vaste champ de connaissances où on trouve de tout. Un vaste champ de connaissance que l’Afrique livre au monde. Elle a conquis ses lettres de noblesse et c’est un combat d’arrière-garde que mènent quelques chercheurs.
Nous savons tous que tout ce qui est écrit, ne reflète pas toujours la vérité. Et nous pouvons le dire en face des tenants de l’écrit. Nous savons aujourd’hui que la parole est la mère de l’écrit. Nous savons aussi que l’écrit, ce n’est pas la science, mais l’élément qui fixe la science. Les Européens savaient que le verbe vient avant tout. Que la bible, le coran, les grandes œuvres du monde ont été pendant longtemps, pendant des siècles, déclamées et récitées. Ils ont été de grandes œuvres orales avant d’être écrites. La force de l’écrit a été si grande (…).
La parole transmise de bouche à oreille ne dure pas. Elle s’emporte. Ce qui reste, c’est l’écrit. Et c’est avec ça, qu’on peut faire l’histoire. Finalement, l’oralité et la tradition orale ont été considérées comme un verbiage creux, sans valeur historique. Le combat sera dur, pour donner sa place à la parole. Ce sera véritablement une victoire pour l’Afrique indépendante, L’Afrique des indépendances.
Mesdames et messieurs,
Je voudrais ici, vous dire comment je suis devenu un spécialiste de l’oralité. Comment j’ai écrit ‘’Soundjata ou l’épopée manding’’ qui transcrit une des plus grandes épopées du monde Noir. Comment les Européens, les africanistes ont rendu les armes et ont donné les lettres de noblesse à la parole, à la tradition orale. C’est en 1958 que je termine ma licence ès Lettres, section histoire. J’ai entrepris à cette époque de faire un diplôme d’études supérieures. C’était le diplôme exigé pour préparer l’agrégation. Mon professeur d’histoire de Moyen-âge m’attendait. Il pensait que j’allais choisir un sujet sur la paléographie. Mais rien de tout cela n’a été. Je lui ai proposé de faire mon DEA sur l’histoire de l’Afrique, celle du Mali. Il me répond : « vous savez bien qu’il n’y a pas d’écrit, donc pas d’histoire, surtout au Moyen-âge ». Il continue qu’on a, sur le Mali quelques écrits de voyageurs Arabes. Mais il n’y a vraiment pas d’écrits consistants pour faire l’histoire. J’ai répondu que c’est une occasion de voir ce qui reste de l’histoire en Afrique. Après un temps de silence, il répond : bien, allez-y, on verra bien. Que proposez-vous ? Je réponds : Recherche sur l’empire du Mali. C’est ainsi que je quitte Bordeaux, ma ville universitaire et je rentre en Afrique. Je viens à Dakar, la capitale de l’AOF. Le gouverneur général m’accorde une bourse de 60.000 F. C’était une somme à cette époque, une somme énorme pour trois mois de recherche.
J’ai commencé ma tournée dans le pays mandingue principalement au Mali, en Guinée et au Sénégal. Je m’en tiens à ce trio-là. En Guinée, je vais chez moi au village à Baro, un petit village de Kankan. Je m’ouvre à mon beau-frère. Il dit ça tombe très bien, il y a des griots partout et même des villages de griots. Il m’a envoyé d’abord à Fadala, un village de griots et chez son ami Babou Koné qui m’a reçu. C’est lui qui m’a fait la première initiation. J’étais sidéré de l’entendre parler de l’épopée de l’empire du Mali. C’était un vieillard. Ensuite je vais à Kankan où un ami me conduit dans un village de nobles. C’est là que j’ai fait la connaissance de Djéli Mamadou Kouyaté que vous connaissez à travers ‘’Soundjata ou l’épopée mandingue’’. Il m’a dit qu’il ne peut pas me parler sans s’en référer à son doyen. J’ai attendu toute une journée. Le lendemain, il m’a informé que le doyen lui a donné l’autorisation de me parler.
C’était un grand griot, majestueux, il avait le ton ferme. J’ai été frappé par sa mémoire prodigieuse. J’ai été séduit par son érudition, l’étendue de son savoir. J’ai été fasciné de l’entendre parler de Soundjata, de Fakoly, de Teranmangan, de Soumahoro, de tous ces héros comme si c’était des personnages avec qui il avait vécu alors que ces personnages remontent jusqu’au 13e siècle. J’ai compris que la tradition orale, ce n’était pas des paroles vaines. J’ai compris qu’il y avait non seulement de l’érudition, mais qu’elle provient d’un enseignement. J’ai compris que la tradition orale est fondée sur une pédagogie et que les paroles dites de génération en génération sont cultivées de sens et très bien conservées. Mes yeux se sont ouverts, comme je l’ai écrit dans L’épopée mandingue : « la parole ne meurt pas ». Je quitte ébloui par les griots et je reviens à Bordeaux transformé. J’explique à mon professeur qui était sidéré de m’entendre. J’ai soutenu mon diplôme. L’assistance était étonnée de m’entendre raconter la vie d’un héros.
Il y a des traditions archives, qui demeurent et qui vivent comme les archives.
Je crois avoir persuadé le jury que la tradition orale n’est pas une vaine parole. C’est une parole entretenue. Les mêmes phrases, les mêmes mots reviennent quand les griots racontent cette histoire. La force de la répétition, de la mémoire. Mon diplôme a été bien reçu et j’ai obtenu la mention bien. Après tout ce que j’ai dit, pour le professeur, c’était de l’oralité qui n’avait pas la même valeur que l’écrit. Après cela, j’ai été convaincu que la tradition orale ne doit pas être comprise comme des propos creux. Mais le fruit de toute une tradition. Dans les villages de griots, c’est une véritable éducation qui est donnée aux enfants jusqu’à ce qu’ils obtiennent le titre de maître de la parole. Djéli Mamadou Kouyaté était un maître de la parole. Voilà comment j’ai été engagé dans la tradition orale.
Mesdames et messieurs,
L’oralité, depuis qu’elle est réhabilitée par les Africains au lendemain des indépendances dans les années 1960, est érigée aujourd’hui en source de connaissance de l’Afrique. ‘’La tradition orale est la seule voie pour pénétrer honnêtement l’histoire et l’âme des peuples africains’’, c’est Joseph Ki-Zerbo qui parle. Aujourd’hui, de nombreux écrits ont caractérisé la tradition orale. Des intellectuels africains travaillent beaucoup sur l’oralité. L’écrit et l’oral sont devenus la matière d’interminables discussions entre les intellectuels. Il y a quelques années ce n’était pas le cas. L’oralité était condamnée. Mais, dans les années 1980, Ki-Zerbo affirmait : « nous sommes à la dernière génération des dépositaires de la mémoire vivante de l’Afrique ». Les générations des traditionnalistes étaient des hommes assermentés, formés dans l’art de parler au roi, dans l’art de parler au public. Ce cadre est renversé aujourd’hui. Les chaînes de transmission de l’oralité se brisent. C’était une fierté pour le traditionnaliste de dire son authenticité, sa déontologie, la chaine de transmission. Il y a lieu, dans l’Afrique d’aujourd’hui, un grand bouleversement qui transforme la société. Il y a des vieillards, des griots, mais de proches en proches, ils cessent d’être le reflet du passé. Selon le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, ‘’Penser l’oralité, c’est toujours la penser en relation à la question de sa transmission’’. L’oralité est fragile. Il dit aussi qu’elle est à préserver à tout prix et faire en sorte que l’inévitable disparition des vieillards ne soit plus la destruction des bibliothèques africaines.
Que faire pour que l’oralité ne s’éteigne pas ? Pour que la parole vive à travers les Africains ?
La matière est là, elle est difficile à élaborer. On le sait tous, les enfants ne sont plus les héritiers de leurs pères sur le plan professionnel. L’école est ouverte à tous les enfants. Aux fils de paysans, de griots, de fonctionnaires, de forgerons…La science est dispensée à tous. C’est dire que la société traditionnelle est complètement bouleversée depuis quelques générations. Je pense que la tradition orale doit être étudiée plus en profondeur. Il y a le problème de ce que nous faisons des traditions orales. Il faut faire l’inventaire de ce qui a été recueillis. A-t-on mis à la disposition des populations scolaires à travers les manuels ? Je sais que les contes et légendes sont publiés à travers les manuels scolaires. Il y a l’importante question des langues africaines. Elles doivent être étudiées. On doit s’instruire et enseigner dans nos langues.