Ce 27 mai, pendant qu’Emmanuel Macron, président de la République française reconnaissait « la responsabilité » de son pays dans le génocide de 1994 au Rwanda, une autre phase de l’histoire de ce pays s’écrivait sur les bords de la lagune Ebrié, mais de façon artistique. Le peintre et sculpteur ghanéen, Kofi Setordji a consacré une réplique de son installation sur le génocide rwandais, qui se trouve en Allemagne, à l’Afrique et particulièrement à la Côte d’Ivoire.
Ce 27 mai, à la Rotonde des arts contemporains, au cœur du centre abidjanais des affaires, le Plateau, l’artiste expose sa vision du drame qui a fait plus de 800.000 morts en trois mois. Contrairement aux « mots plus forts que des excuses » de Macron, Kofi ouvre un espace pour se remémorer, s’interroger, et prendre conscience de la nature humaine, notre nature.
Témoin de son temps, le sculpteur, comme un journaliste, montre. Il part du principe de la première victime, du premier tué, du corps un. L’installation débute par ce corps (le dessin d’un homme peint, coloré, sur quatre cadres juxtaposés), avec une tête sculptée. « Comme pour dire qu’il y a toujours un début au drame », explique Yacouba Konaté, critique d’art, directeur de la Rotonde des arts contemporains. Cependant, beaucoup de questions restent sans réponse. Qui est-il, quand a-t-il succombé ? comment cela s’est-il passé ? Etait-ce un homme, une femme ? L’artiste situe le visiteur en suscitant en lui des interrogations. Pourtant, C’est un homme avec un visage qui a eu droit à une sépulture, un sacré veinard.
Lorsqu’il a fini de bien identifier sa première victime, le peintre-sculpteur passe de la logique du singulier, à la masse. « Rejoignant la définition du génocide qui est une tuerie de masse », selon le Pr Konaté. Un nombre indéterminé de morts s’en est suivi, même si officiellement, on parle de 800.000.
L’artiste représente des cranes ensevelis dans une fosse commune, recouverts en partie de sable. Différentes couleurs les représentent pour insister sur la diversité des personnes qui ont succombé. Mais de loin, on ne voit qu’un seul visage qui se répète. Comme pour dire qu’on devient ‘’Un’’, après la mort, sans visage, sans ethnie, sans parti politique.
Au-dessus des cranes, rode le vautour. La charogne aux longues jambes veille sur les défunts. Il est assez haut pour voir tous les morts. Rien ne lui échappe. Symboliquement, il représente la folie de la mort. Toutes ces âmes devenues folles : Radio mille collines, des voisins tueurs, des assoiffés du pouvoir, de l’argent.
Kofi requiert au visiteur de lever les yeux. Comme on a l’habitude de faire le décompte lors des élections, à partir de quatre traits verticaux et un trait horizontal, l’on s’attèle à compter, bourreaux comme victimes. D’aucuns tentant de réduire au minima, les autres gonflant toujours les nombres. Mais en réalité, on se perd très vite dans ces nombres qui se répètent, tendant vers l’infini.
Au milieu du cadre, il y a un œil et un triangle. Représentation de la conscience humaine, l’œil est aussi le regard de Dieu. Hors du cadre, quatre personnes dépassent. Kofi Setordji indique la conscience individuelle, l’unicité de chaque âme perdue dans la masse.
A travers des représentations de sculptures, des têtes d’hommes avec les yeux et la bouche fermés. Il pose la question de la passivité de la communauté internationale, mais aussi celle des pays africains. Toujours présents, mais jamais concernés par les drames qui expliquent leur présence. Dans leur mission, ils doivent être prévoyants, mais dans les faits, ils ne pensent qu’à leurs têtes.
Ce qui aboutit sur une grande sculpture, un homme tendant une main sur laquelle est accrochée une balance déséquilibrée. C’est la représentation de la justice internationale ou nationale. Un géant en qui on place tout l’espoir mais dont la sentence est toujours déséquilibrée, inappropriée dont on se contente. Pour insister sur ce fait, la maestria de l’artiste fait que, quelle que soit la position de l’œuvre, la balance est toujours déséquilibrée. Comment trouver une peine adéquate pour quelqu’un qui a tué un, 10, 100, 1000 personnes ?
Dans un cadre, à côté, des visages, identiques à ceux qui se trouvent au sol, ont eu la chance d’être encadrés. Ce sont des pièces à conviction de la communauté internationale, des preuves du génocide.
L’artiste range trois corps, chacun dans une sépulture. Des chanceux qui font penser à tous ceux qui n’ont pas eu droit à cet honneur. Une reproduction qui ouvre une lucarne sur tout le travail du deuil qui a suivi.
A côté d’eux, trônent des sculptures de politiciens. Tous ceux qui parlent sans conviction. Des paroles vides, comme leurs ventres le sont, et qui sont sous forme de cercueil.
Il termine son œuvre par trois personnes. Ces représentations, à l’image du premier mort, portent les couleurs de la vie. Une des rares évocations, qui fait penser au pardon. Il pense que les artistes doivent témoigner à leur manière. Pour lui, l’Afrique ne documente pas suffisamment ses drames pour en faire des repères. « L’histoire donne des leçons mais ne trouve pas d’élèves », rappelle Yacouba Konaté. Une Afrique qui a du mal à situer ses propres responsabilités. « On accuse la France, mais ce ne sont pas des Français qui ont tué ». La présence permanente de la couleur dans cette installation mortifère, rappelle que le peintre croit à la vie.
Cet optimisme se retrouve sur ses toiles. « Je m’inspire de mes sculptures pour faire mes toiles », confie Kofi. Mieux, il laisse davantage transparaitre ses espérances, son être, le quotidien. Kofi est témoin de son environnement. Il retranscrit des scènes de vie quotidienne. Quand on retrouve dans ses lignes et ses courbes du Picasso, sa réponse est limpide : « Picasso s’est inspiré des masques africains, nous vivons avec. C’est parce qu’on a beaucoup écrit sur Picasso. Si on l’avait fait autant pour moi, tu n’aurais pas dit cela ».
Dire « Akwaba » à Kofi Setordji, c’est l’accueillir chez lui, en Côte d’Ivoire. Mais et surtout rêver avec lui pour prévenir le drame, le silence complice des Africains et de la communauté internationale. « Personne ne parle de la mémoire des Rwandais, aucune stèle dans un pays africain n’est érigée pour eux. Quand on parle des six millions de morts de l’holocauste, c’est pour éviter qu’on refasse une telle bêtise », insiste-t-il.
Par Sanou A.