Par Lucien Houédanou
Voici une pièce de théâtre couverte de lauriers avant d’être éditée : en Côte d’Ivoire, pays de son auteur et metteur en scène, Abdul Karim Thiam, « Ramsès II, le Nègre » a obtenu le Grand prix des arts et lettres du défunt hebdomadaire « Ivoire Dimanche » en 1989 ; sur le plan international, l’œuvre a été lauréate du dix-huitième concours théâtral interafricain de Radio France International en 1991. Ceux qui ont pu voir « Ramsès II, le Nègre », par exemple à la Télévision ivoirienne, ont été émerveillés par la somptuosité et le faste du décor, le rythme majestueux de la mise en scène. Est-ce à cause de la renommée qui précédait ce texte attendu ? A la lecture, il nous est apparu peu étoffé et l’intrigue plutôt simple. Mais incontestablement, Abdul Karim Thiam innove, en ce sens qu’il est le premier à mettre en scène l’Égypte nègre chère à Cheikh Anta Diop. La pièce est en outre bien servie par un recours au magique, efficace sur le plan dramatique quoique inquiétant au niveau de la lecture politique qui peut en être faite.
UNE PIÈCE HISTORIQUE AUDACIEUSE
« Ramsès II, le Nègre » expose des débats et des intrigues à la cour du pharaon, à l’occasion du projet que Ramsès II fait d’introduire, dans son harem, une princesse hittite, donc blanche. La cour est divisée entre ardents partisans de ce qu’on appellerait de nos jours l’apartheid et défenseurs du métissage.Le thème du racisme bénéficie ici d’une mise en perspective surprenante et originale, en ce qui concerne le contexte historique et les rôles habituellement dévolus aux acteurs en fonction de la couleur de la peau. A notre connaissance, « Ramsès II, le Nègre » constitue la première œuvre de fiction qui ose, à la suite des travaux de Cheikh Anta Diop, installer son action dans une Antiquité égyptienne nègre. De ce point de vue, il s’agit donc d’une pièce historique plus audacieuse que n’importe quelle autre. Tout un paratexte, de l’épigraphe aux longues notes de l’auteur, en passant par l’avant-propos, souligne la filiation idéologique entre Abdul Karim Thiam et le savant sénégalais – dont le prénom : Cheikh Anta et non Cheick Anta – n’est malheureusement bien orthographié nulle part. Il est vrai, par exemple, que le Guyanais Bertène Juminer s’était déjà amusé à une plaisante inversion des rôles dans La revanche de Bozambo (Présence africaine) présentant des Blancs en lutte pour se libérer des Noirs qui les colonisaient. Mais cela n’avait que la fiction pour fondement. Si Abdul Karim Thiam nous donne à voir des racistes noirs soucieux de préserver la suprématie de leur race face à ce qu’ils perçoivent comme le danger d’un métissage avec les Blancs, la fiction, en l’occurrence se réfère au « fait historique qui raconte mariage de Ramsès II et d’une fille de Khatousil III » (p. 4 de couverture).
MEURTRE RITUEL ET ASSASSINAT POLITIQUE
Dans la pièce d’Abdul Karim Thiam, la dimension magique – que l’auteur considère comme « la dimension mystique » est très présente. Elle constitue un ressort essentiel de l’action. A la scène VII du premier acte, le magicien Kor transmet au pharaon « le secret de la main de glace » que nous désignerions prosaïquement comme le pouvoir de tuer par la seule force de la pensée, du regard. En termes mystiques qui sont chers à l’auteur, Kor dit au pharaon : c’est « une force plus puissante que toutes les divinités de ta terre ›› (…) « tu peux en contrôler une partie, la maîtriser, la diriger où tu veux, comme tu veux, quand tu veux » (p. 46). Cette puissance permet au prince de commettre les deux meurtres qui, pour le premier, relance l’action et, pour le second, la conclut : le meurtre rituel de Kor, le magicien et l’assassinat politique de Rakem, le séditieux. Abdul Karim Thiam tient Ramsès II, le Nègre pour « un livre sacré dont seuls les initiés pourront percer les mystères » ! (avant-propos). Le profane pourrait y trouver une inquiétante sublimation et une dangereuse légitimation du crime politique. Le pouvoir donné au Pharaon-Dieu de tuer sans se tâcher les mains de sang devrait susciter l’effroi. Dans Ramsès II, le Nègre, la raison d’État apparaît toute puissante ; le prince qui l’incarne se prend pour Dieu et est considéré comme tel. Il peut se permettre des meurtres propres et chics ! Si tant est que nos ancêtres les pharaons avaient pareilles pratiques, ne nous faudrait-il pas nous défier de cette part de l’héritage ?
Publié dans « Questions actuelles », Cotonou-AbidjanN° 2, 4e trimestre 1993